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Matteo Meschiari
 
 
« Il marinaio non arriva mai nel suo,
non ha possessi, il suo sguardo anche
più attento è sempre muto. »

F. Biamonti, Attesa sul mare
 



 
FABLE PLATONICIENNE






Tu t’abritais contre le noir
dans les viscères du volcan.
De l’orifice rocheux
tu regardais les bleus
de la savane. Tu attendais.
Et quelque chose t’attendait.
Venu du fond de la nuit
il t’arracha la nuque.
Mourir comme ça
t’enterrer dans sa chair.
Puis sortir de la caverne
et arpenter le dehors.
Les ossuaires des Idées
dans la tanière du crâne.




 



 
OSSARI
une traduction-réécriture






Ti riparavi dal buio
dentro le viscere del vulcano.
Curvo, dall’orlo di pietra
guardavi giù, nel vuoto:
i lividi della savana.
Ma qualcosa ti aspettava.
Venuto da dentro la notte
ti artigliava la nuca,
e tu te ne andavi così
sepolto nella sua carne.
Per uscire dalla caverna
hai misurato lo spazio,
ma non le idee, morte
dentro la tana del cranio.




 



 
ELLE EST MÈRE



à la mémoire d’Octave Pavy
expédition Greely, Arctique américain 1881-1884.



On vous aura dit que mon corps n’était pas là
que j’étais enterré trop près du rivage :
la glace fondit et moi je m’enfonçai là-bas,
un fjord sans nom à Ellesmere.

Regardez mieux : il y a là la cabane, les poutres pourries
les murs effondrés, la coque disjointe sur un flanc.
Le fourneau était là, nous cuisinions notre faim :
une vingtaine de soldats dans les non-lieux arctiques.

Qui a réussi vous aura dit que « nous luttâmes avec honneur ! »
tous, « nul exclus », comment « nous honorâmes la Patrie ».
Mais laquelle ? Pour moi c’était la France, la douce, et Paris :
si j’étais là, c’était pour m’habiter de blanc, et user le vide.

S’ils m’ont tué ? Pensez-vous à une balle dans la nuque ?
Peu importe le moyen, s’ils le font comme des ânes,
rétifs à la lettre, inflexibles dans la bêtise.
Regardez mieux : mon corps est là-bas dans les roches.

Quelle différence avec d’autres expéditions avortées ?
Trois hivers polaires, la faim, les mêmes gangrènes d’hivernage.
Peut-être parce que j’étais médecin, et que je les aidais à s’en aller ?
Peut-être savais-je trop, cela ne pouvait pas leur plaire.

Oui. Ils m’ont tué, plusieurs fois. Disant « non »
à mon projet pour les sauver, confisquant mon journal
– la seule chose qui me gardait vivant –, aux arrêts
enfin, obligé à l’inaction, enchaîné à un campement de morts.

J’ai fini par satisfaire autrement ma faim de vie :
je ramassais des cailloux, par exemple, tachés de lichens.
J’en avais des milliers là-bas, printemps en géographies végétales,
chacune une île, une terre, toutes étaient le monde.

Et vous savez qu’on est lucides après des mois de faim :
quelque chose s’embue dedans vous, oui, mais la lame de l’œil
dissèque des nuances, extirpe des tissus d’existence,
et tout sable est vert, et Paris est un glacier qui crie.

Peu importe le reste, si l’œil s’est fermé par soi-même
ou si la gueule d’un homme a dépulpé mon sang :
elle est mère là-bas parmi les roches, sèche et libre,
blanche sans matière, claire dans mon crâne.

 


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