Matteo MESCHIARI

D’après   TERRE

D’ici - des paysages primaires où ressac, marée,

érosion, bruit d’eux-mêmes  ne peuvent me dire

qu’un mouvement syncopé, pulmonaire,

eau-pierre eau-pierre, rien d’autre

juste cela, avec l’intuition en moi d’un arbre

de rythmes - arborescence d’un minéral nu,

minéral dense, minéral liquide qui pénètre

l’un l’autre, l’autre l’un, dans les structures en calme délitement,

dans le rouge-bleu d’entrelacements de croissance et de dispersion,

d’ici - en regardant, en écoutant - mon épilogue biologique

a été, n’est plus, me laisse plus léger, m’emmène plus loin,

presque moins coupable des distorsions brutes

de notre espèce. Je respire. Mais je n’ai plus de poumons,

jamais plus - je suis un corps sans organes, j’adhère à la matière,

à cette côte - comme la côte adhère à elle-même

dans son vide-plein qui n’est que de l’espace, que du temps.

Et d’ici, de moi à moi, je dis la vie, la terre, ma vie, la sienne,

comme un unique battement d’aile nocturne déployé

sur les miroitements lointains d’une aube incréée.

Je dis la terre - toute, toute la terre - de son début à ma fin,

dans la puissance obtuse du mouvement, qui s’insinue léger

dans des flaques de non-être - et dans les mousses.

Collé à sa trame oxydée jusqu’à en être aveugle,

je connais son histoire sans histoire, son échange

de fluides, et je vois là où il n’y a rien à voir

qu’elle s’allonge lentement dans ses lits de grès.

Moi aveugle . Mais avec les doigts de mon esprit dans des recoins d’herbe.

[...]

Tout le vin de l’espace était en moi

même s’il n’y avait pas d’herbe - herbe nulle part.

Atmosphère sans oxygène le néant, et condensées sur la paume

absente des croûtes de givre, de la cendre de lave

et des strates de scories. Dans les crevasses aux marges,

pente du temps - les traces de chaque long récit,

seule énergie interne de métamorphose et de raréfaction,

agissaient dans la faille, à la racine de la langue.

C’est ainsi que j’ai vu le non-vu, que je dis le non-dit

de glace - avant que des lapilli de consonnes

et de voyelles venues du sud, tombées sur sa pente arquée,

fassent s’écouler s’écouler.

Sur la trame de neige, sur les talons froids des plis

de non-gneiss, passèrent des filets troubles

sur le bleu - et le grand sillon, vivifié

dans le murmure, engendra à gros bouillons sa stérilité.

L’acide exclut les miroitements de vie, et la houle, morte,

se mit à battre les côtes d’absence,

non pas océan, non pas prairie qui descend, mais bitume

en forme de bras de fleuves, dans la nuit égale.

[...]

La première goutte - la première que j’aie vue,

troubla le calme pénétrant de la poussière,

s’ouvrit en une couronne de bulles et de grains, et retomba

concentrique, là où une autre -  déjà tombée  - s’ouvrait.

L’anaphore de la troisième frappa mon crâne d’air

et la boue qui coulait en grumeaux

pétrit ma pensée en des formes moins arides,

et déversa des cascades, les cascades la mer.

Des nuages violets sur des rochers de graphite

il semblaient éclater- tandis que le gris volatil

rayait le parchemin de l’œil. Les rayures coulèrent,

montèrent les masses de vapeur, les pluies coulèrent, remontèrent

dans le spasme de la croûte. Quelque chose était à sa fin.

La mobilité permanente finissait, finissaient

les dissociations des éléments selon leur densité,

le courant de convection finissait, et le mouvement décomposé,

pressait des eaux et des arbres de vapeur de l’intérieur vers la surface.

Il pleuvait. Chaleur tombée, terre refroidie,

il pleuvait pendant des ères de nuages - des régions de vapeur,

il pleuvait l’eau de la pensée, sans que laves et roches

formes atones - ne brillent d’une quelconque idée.

L’eau les rendait seulement plus luisantes, enlevait poussière, éclats,

érodait, disposait des sédiments - et préparait les granits

par métamorphose et anatexie. Mais surtout elle élargissait l’océan.

Les eaux acides frappaient à contre-jour les côtes,

cordons d’éboulis, plages, falaises poreuses,

une lune cachée, brisée par une éclipse,

soulevait les marées, les dispersait en les semant.

[...]

L’action de l’eau  en mouvement

est l’idée de la côte, entrer et sortir,

s’enfoncer et se retirer en elle-même de la terre

matière qui alterne - un  oui et un  non dans les lignes

de l'étendu, dans l’immobile sombre.

La même loi travaille dans le creux

comme dans le cercle entier des terres émergées,

ligne qui tourne avec des variations sans rupture

idée sans pensée - déchiqueture marine.

Car la baie s’étend dans le promontoire

le promontoire devient concave dans la baie,

une après l’autre les baies creusent la péninsule,

la péninsule et une autre plus loin enserrent le golfe,

et le golfe les péninsules.

Plages et falaises se succèdent,

des bancs de sable s’effrangent dans les anfractuosités,

les anfractuosités des roches descendent dans le sable

et l’azur plonge dans le bleu,

parcourus par des langues de vert.

La côte du monde est terre qui s’ouvre,

s’ouvre à elle-même - déchiqueture de pierre

centre qui est partout, ligne qui est nulle part

ressemblance du dedans et du dehors

du petit et du grand, comme la vague est à la mer.

Car l’océan est vert dans le désert des idées.

Et moi j’en sortis - lent - comme un œuf qui éclôt,

flottant pendant des ères,

ennui et superflu fleurirent

en des chaînes d’organismes - nuages de chair

évaporée entre crépuscule et ressac.

J’en sortis. J’avais des vertèbres et des pattes.

Libéré du bleu - ruisselant

je tournai tout entier mon cou , sans épaules,

un bref demi-cercle du regard

sur le continent d’eaux.

Dehors dans l’air je respirais un souvenir.

La pluie fine des radiolaires

et les courants lactés du plancton

le krill encore glacé de l’arctique visqueux

et les colonies d’algues caillées en plasma -

ils coulaient, restaient pris aux fanons

de la grande baleine, et la raie manta obscure

s’ouvrait en larges voyelles non prononcées

pour donner aux petites vies une mort nourrissante.

Ainsi je respirais ce souvenir dans l’air.

Et des bancs d’anchois sabraient au hasard

et mes cent yeux convexes les suivaient,

comme des cellules d’un seul muscle

dans le liquide de la course - quelles forces

la mer, quelles forces rugueuses la mer

et quel abîme elle creusait dans l’esprit dépassé,

quand elle renfermait ses sondes dans des structures

de calcaire - dans les squelettes des radiolaires

dans la semence lactescente du plancton, dans le rose-vert

de krill et d’algues mélangés dans un estomac chaud

ou froid d’œufs grouillants. Je le sentais

sauter, l’esprit, dans la raie manta qui brise le bulbe

de l’eau, et monte, et cherche sa queue,

et retombe en une boucle parfaite, et s’aide ainsi

à expulser dehors ses œufs, en les laissant derrière elle

comme des pensées ébauchées. Certaines ne naissent jamais

et finissent par tourner en ronde - écume sur les cailloux du rivage

entre les pattes moins bleues du fou de Bassan.

Je respirais mon souvenir entre crépuscule et ressac.

Et les nids des fous étaient ma nourriture.

Dans les œufs cassés je me désaltérais,

jaune de mes ténèbres, couvée de l’écoute.

Et je me remis à regarder - je regardais

loin, dans les montagnes intérieures, les glaciers.

Et l’eau des glaciers descendait dans les bassins inférieurs,

le réticule des fleuves, les capillaires azur arrosaient les déserts,

le cycle vertical des eaux s’enracinait, par des rétines de pluie,

dans les nuages - masses d’idées irréfléchies - sur les éclats du sol.

La pupille d’un lac - de temps en temps - et encore du désert

et un réticule de fleuves. Puis la mer - de nouveau

l’écume organique à la surface - au-dessous

la largeur obscure - comme le dedans d’un sédiment,

vague d'autrefois - puis l’action de la vague sans la vague,

respiration compacte - silence.

[...]

Je germais. Dans la mer maternelle j’allongeais des continents,

nuages et tempêtes, venant d’elle, faisaient des ombres en moi

de moi à elle j’agitais des courants, en lui redonnant de la vie

en glissant ténu de mon ventre à son cerveau

en donnant et demandant une suspension brève du néant,

dos blanc de cétacé rattrapé par la nuit.

Et en germant, je m’écoutais aussi, pour être ce que je suis,

un humain aussi - qui en dormant touche la mort - qui éveillé

dort, et tout ce qu’il voit meurt dans sa vie,

quelques pensées reliés à leur genre, presque évidents

selon l’intelligence - si loin de la semence.

Car la semence est morte dans le ventre-tombe du moi.

Moi, j’aime je tue, moi je suis-sommeil dans l’évidence,

moi, ça c’est ma vie, ça c’est mes choses, toi tu es à moi.

Et cependant les doux tigres s’accouplent - flocons de gel

enveloppés dans les fourrures - salut de la non-pensée

patte dans la trace - embryon perpétué dans la taïga.

A peine quelques milliers d’yeux - dos blanc rayé

que la nuit réabsorbe pas loin - et qu’elle fait taire.

Avec eux je dis la terre - toute - de son début à ma fin,

car la mer qui est en moi pense de toute façon à ma place

car je l’ai prise d’une femme, je l’ai immergée dans une femme -

et après ça, comme un vent au-dessous, tu seras nuage dans la mer.

(Trad. Lorand Gaspar)

(C) copyright 2002 MM

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